Le créateur allemand Karl Lagerfeld est mort ce 19 février 2019 à Paris. Directeur artistique des maisons Chanel et Fendi, ainsi que de sa propre marque, il était l’une des personnalités les plus emblématiques de l’industrie de la mode, connu pour sa longévité mais surtout pour sa polyvalence créative.

Cela faisait déjà quelques saisons que l’état de santé de Karl Lagerfeld inquiétait le petit monde de la mode. Mais dans cet univers où l’image fait vendre, on préférait ne pas aborder ouvertement le sujet, tellement le « Kaiser », comme on l’appelait, incarnait la créativité inépuisable qui fait vivre cette industrie. Workaholic à 85 ans, il concevait tous les ans six collections de prêt-à-porter et deux collections haute couture pour la maison Chanel, dont il tenait les rênes depuis 1983. Autre exploit et véritable record parfois oublié, depuis 1965 il signait les créations de la maison italienne Fendi. Sans oublier sa marque éponyme, créée en 1984, et ses activités de photographe, puisqu’il était aussi le responsable de plusieurs campagnes publicitaires chez Chanel.

Mais, lors du défilé de la collection haute couture printemps-été 2019 de la maison de la rue Cambon, on ne pouvait plus éviter la question. Surtout quand le créateur, qui n’avait jamais manqué le rituel du salut à la fin de la présentation, n’est pas venu. Un communiqué expliquait alors qu’il se sentait « fatigué » et laissait l’honneur des applaudissements à Virginie Viard, directrice du studio de création de la maison, son bras droit depuis longtemps. Elle était déjà venue saluer le public avec Lagerfeld lors de l’impressionnant défilé au bord d’une plage artificielle, construite en octobre 2018 au Grand Palais, adresse traditionnelle des shows de la maison.

On le sentait changeant ces derniers temps, assumant une barbe blanche qui cachait encore plus ses traits déjà occultés par ses emblématiques lunettes de soleil. Mais face à ce caméléon qui s’est autant transformé, passant du corps athlétique de la jeunesse aux rondeurs camouflées par un éventail, jusqu’à la silhouette filiforme, comme un trait noir fini par la touche blanche du catogan, on préférait croire qu’il s’agissait d’un nouveau look pour un monsieur qui a tout vu de l’histoire de la mode.

Polyglotte cultivé

Dessinateur hors pair depuis son enfance, le plus Français des Allemands a commencé sa carrière à Paris après avoir remporté, en 1954, le premier prix du Secrétariat international de la laine, ex æquo avec Yves Saint Laurent. Les deux génies ont mené des carrières parallèles, avec des points en commun dans la vie personnelle, dont un certain Jacques de Bascher, compagnon de Lagerfeld, qui aurait eu une aventure avec Saint Laurent.

Karl Lagerfeld et Yves Saint Laurent, le 11 décembre 1954, au concours du Secrétariat International de la Laine.Keystone-France/Gamma-Keystone via Getty Images

Les créateurs ne se sont plus jamais rapprochés depuis cette querelle amoureuse. À tel point que lors des funérailles de Saint Laurent, Lagerfeld était l’absence la plus remarquée. Emporté par le sida, Jacques de Bascher a fini sa vie en 1989 à côté du créateur allemand. Et sa mort était peut-être le seul sujet qu’il évitait. À part ça, Lagerfeld n’avait peur d’aucune interview ou caméra. Toujours prêt à sortir un bon mot, en français, allemand, anglais ou italien. Il aimait impressionner par son sens de la repartie, mais aussi par sa culture, même si parfois il pouvait choquer.

« Mercenaire contemporain »

En 2012, il fait des photos de l’ex-call-girl Zahia qu’il trouvait « fascinante », en rappelant que « la tradition française veut que les courtisanes soient quelque chose de luxe ». Un an plus tard, il provoque un tollé en disant que « les femmes rondes n’avaient rien à faire sur les podiums ». Puis en 2017, interrogé sur sa compatriote Angela Merkel et sa politique d’immigration, il n’hésite pas à dire que la chancelière allemande « n’avait pas besoin de se taper un million (d’immigrants) en plus pour se donner une image charmante » et qu’on ne peut pas « tuer des millions de juifs pour faire venir des millions de leurs pires ennemis après ».

Lagerfeld n’a jamais aimé le politiquement correct. D’ailleurs, il se définissait comme étant un mercenaire contemporain, un surnom dû à sa capacité de s’adapter à l’univers des différentes marques pour lesquelles il travaillait, mais aussi de savoir saisir les opportunités. Exemple avec la première « collection capsule » signée par H&M avec un grand créateur, qui portait son nom, lançant en 2004 une mode du cobranding usée jusqu’à la corde encore aujourd’hui.

Empereur pour certains, pirate des chiffons pour d’autres, celui qui a dessiné aussi bien pour Patou que pour Chloé dans sa carrière, va jusqu’à travailler simultanément pour des concurrents, d’un côté la famille Wertheimer, chez Chanel et, de l’autre, Bernard Arnault, le patron du groupe LVMH et propriétaire de Fendi. Mais cela n’a jamais été un problème, puisqu’on le savait capable de faire la distinction entre l’univers des deux marques dans son cerveau inépuisable de références visuelles, issues entre autres de sa collection de plus de 300 000 livres. Une boulimie culturelle et littéraire qui l’a même poussé ouvrir sa propre librairie, rue de Lille, à Paris.

Mais au-delà de tout ce côté flamboyant et excentrique, Lagerfeld était présenté par ceux qui le côtoyaient comme un vrai gentil, extrêmement attentionné avec ses collaborateurs. « J’ai besoin de tout le monde, jusqu’aux femmes de chambre à qui je demande toujours comment elles vont », a-t-il souvent répété lors des interviews. Un côté tendre et presque enfantin que le grand public a pu connaître notamment grâce à sa passion pour son chat Choupette, qui a son compte Instagram et sa propre gouvernante. « Je crée des emplois », répondait Lagerfeld à ceux qui l’accusaient d’être déconnecté de la réalité. Un pragmatisme qui a toujours plu aux jeunes générations de créateurs et consommateurs, fascinés par le personnage.

Au-delà de l’image, Karl était conscient de son poids dans l’industrie du luxe et d’avoir l’un des postes les plus enviés du secteur. Avec son contrat « à vie » chez Chanel, il générait, grâce à sa créativité et sa force de travail, un chiffre d’affaires annuel de 8,3 milliards d’euros, derrière seulement Louis Vuitton, la locomotive du groupe LVMH. Compte tenu des enjeux économiques, inévitablement la question de la succession chez Chanel se pose déjà. En attendant de connaître la réponse, le monde de la mode est en deuil.

RFI