Kabinet Komara ancien premier ministre guinéen et Haut commissaire de l’OMVS parle des problématiques féminines et la situation d’après crise au Mali. C’était à l’occasion du pré-forum de deux jours consacré au « Genre et problématique de la consolidation de la paix dans l’espace sahélo-saharien » qui se tient du 11 au 12 février dans la capitale malienne à Bamako.
Dans son discours d’ouverture, Kabinet Komara dira pour la circonstance que les femmes savent mieux que quiconque s’inspirer des mécanismes traditionnels de gestion et de résolution des conflits. Lisez donc l’intégralité de son discours d’ouverture :
« J’ai le privilège de me retrouver encore une fois à vos côtés, pour parler du rôle des femmes dans la consolidation de la paix dans l’espace sahélo-saharien.
Sujet on ne peut plus brulant, puisque cette région, confrontée à une multitude de défis liés à sa sécurité, à son développement et à sa stabilité, se distingue par un contexte particulièrement tourmenté. Il est facile d’invoquer la crise malienne et ses soubresauts persistants, mais en réalité, c’est toute la région sahélo-saharienne et dans une certaine mesure le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest qui sont concernés par des vulnérabilités, des fragilités et des conflictualités qui alimentent des crises sécuritaires, politiques, alimentaires, sanitaires, environnementales et humanitaires.
Chers Amis, Il y a un an , presque jour pour jour, je vous disais ici même que ma conviction profonde était que ce sont les situations d’injustice, d’exclusion, de tricherie et d’intolérance qui font le lit des conflits, ici comme dans le reste du monde.
Les femmes sont les premières victimes des conflits. Nous ne prêtons même plus attention aux chaines de télévision internationales qui diffusent à longueur de journal les images de femmes déguenillées, poussant devant elles des enfants faméliques, fuyant des zones de combat en Afrique centrale, égrenant des récits de violences subies , toutes plus atroces les unes que les autres.
Je vous disais également à quel point j’avais foi dans les qualités intrinsèques des femmes africaines et leur aptitude à aider dans la résolution des crises. Elles sont le socle et les dépositaires d’une culture traditionnelle qui leur attribuait un rôle prééminent dans l’« administration » de la cohésion familiale et sociale, la transmission et la perduration des valeurs fondatrices du vivre ensemble.
Elles savent mieux que quiconque s’inspirer des mécanismes traditionnels de gestion et de résolution des conflits. A titre d’illustration, permettez-moi de vous raconter à nouveau comment les femmes de l’Union du Fleuve Mano sont arrivées, par leur intelligence et leur opiniâtreté, à mettre un terme à l’une des guerres civiles les plus sanglantes qu’a connue l’Afrique de l’Ouest , à savoir la guerre civile du Liberia qui a duré de 1989 à 2003 , soit 14 ans ; une guerre qui a fait près de 150 000 morts, qui a jeté près 850000 de réfugiés dans la détresse, disloqué des familles entières et mis l’économie du Libéria à terre .
Comment ont-elles fait ?
Elles ont pris conscience de la gravité du conflit qui était en train d’absorber les ressources humaines, matérielles et financières des 3 pays Liberia, Sierra Leone et Guinée, pays tous membres d’une même organisation sous régionale, la Mano River Union.
Elles ont constitué une association des femmes de la Mano River sur une base riche et diversifiée, comprenant des femmes jeunes, moyennement âgées et très âgées. Elles ont décidé que c’est elles seules qui pouvaient arrêter la tragédie .Pour cela, elles ont étudié le profil psychologique de chacun des 3 chefs d’Etat ( Lansana Conté militaire, président paysan, Charles Taylor bouillant Guérilléro, Tidiane Kaba ancien fonctionnaire international)
Patiemment, elles ont rencontré les différents protagonistes du conflit dans chacun des pays et à l’étranger, recoupé les informations et élaboré une stratégie, en jouant de manière sincère sur la corde sensible de chacun des 3 chefs d’Etat. Elles ont successivement rencontré Charles Taylor du Liberia, Tidjan Kaba de Sierra Leone et Lansana Conté de Guinée
Je résume ici l’entrevue critique qu’elles ont eu avec le Président Lansana Conté de Guinée (personnage peu enclin à recevoir des conseils et des injonctions des occidentaux, d’un niveau éducationnel limité, affichant sans complexe son caractère paysan et rural mais aussi doublé d’une ruse exceptionnelle , accordant une grande importance aux traditions africaines qui privilégient la chefferie et le droit d’aînesse)
Cet entretien, dont je vous fais ici la narration, s’est passé le 24 juillet 2001 entre le Président Lansana Conté et une délégation des femmes de la Mano River Union, qui comprenait entre autres la grande dame libérienne d’un d’âge assez avancé, Mme Mary Brownell , Mme Agnès Taylor Lewis ancienne ministre de Sierra Léone et Docteur Saran Daraba alors actrice active de la société civile Guinéenne
Voici quelques séquences de l’entretien.
« – Mme Brownell : Président est-ce vrai que Saran est ta Sœur ?
-Président Conté : Oui elle est ma sœur
-Mme Brownell : Comme Saran est ma fille donc tu es mon fils. Il se trouve que 3 de mes fils sont en train de se battre actuellement : Toi Lansana, Tidiane et Charles. Ceci fait que j’ai honte des autres mamans des autres régions de l’Afrique.
Aussi j’ai décidé de réunir mes 3 fils pour qu’ils arrêtent leurs folies et qu’ils fassent la paix, pour faire sécher nos larmes et nous permettre d’éviter à nos autres enfants des malheurs de tout genre. Comme je suis la maman, je demande au plus âgé, qui est plus mûr que les autres, d’accepter de prendre le dessous car dans notre culture, l’ainé est considéré comme le dépotoir qui absorbe et transforme en engrais les ordures venant des moins âgés .C ‘est pourquoi, Toi, Lansana, tu dois m’écouter pour jouer ce rôle pour 3 raisons.
La première raison c’est que tu es le plus âgé des 3 ; la deuxième raison c’est que tu es arrivé au pouvoir avant les autres, donc tu es le mieux placé pour donner des leçons ; la troisième raison est que tu es militaire donc, mieux que les autres, tu connais le prix de la guerre et le gain de la paix . Je compte donc sur toi Lansana pour ne pas décevoir une mère qui ne peut que te bénir si tu l’honores .Le cas échéant, je promets de vous enfermer tous les 3 dans une chambre si vous ne m’écoutez pas ; j’en garderai la clef et vous n’en sortirez que quand vous aurez conclu la paix. »
Ces paroles de la vieille dame libérienne ont touché profondément Lansana Conté. C’est ainsi que, alors qu’il avait boudé depuis près de 3 ans toute discussion de paix avec le Liberia, il donna instruction à son ministre des affaires étrangères de prendre désormais part aux différents travaux sur la recherche de la paix au Liberia.
Chemin faisant , après des efforts conjugués et hardis de plusieurs parties prenantes dont les Nations Unies et la CEDEAO , efforts soutenus par l’implication et la médiation intelligentes et efficaces des Femmes de la Mano River Union, les trois Chefs d’Etat se sont rencontrés d’abord février 2002 au Maroc puis , en Juin 2003 , à travers leurs plénipotentiaires à Accra en juin 2003, avec toutes les autres parties prenantes au conflit pour discuter des voies et moyens de mettre fin à la guerre qui sévissait si rageusement. Encore, ces braves femmes de l’Union étaient présentes à cette historique réunion.
Ayant pressenti un échec de ce sommet crucial, elles ont mis leur menace à exécution ; elles ont bloqué toutes les issues de la salle de réunion en y organisant un sit in, et ont intimé aux participants de trouver, vaille que vaille, une solution définitive à ce conflit qui n’avait que trop duré. Cette réunion cruciale a jeté les bases du préaccord, lequel a abouti à l’Accord définitif signé à Accra le 18 Aout 2003 et mit fin à la guerre civile du Liberia. Cet Accord fut contresigné par l’Association des Femmes de la Mano River en tant garant moral.
Ce geste héroïque leur a valu la reconnaissance de l’ONU qui leur a octroyé une Distinction de Reconnaissance le 10 Décembre 2003.
Comme vous le voyez, les femmes sont capables d’éteindre les conflits les plus désespérés. Ce qui est valable pour les femmes de la Mano River est valable pour vous, les femmes de l’espace sahélo-saharien, et particulièrement vous les femmes du Mali dont le courage et l’intrépidité sont reconnus de tous.
Mesdames, Messieurs, distingués invités,
A la vérité, le plus important, c’est de prévenir les conflits. Pour cela, chères sœurs, vous devez vous battre contre toutes les formes d’exclusion, car ce sont les exclusions qui provoquent les frustrations, les mésententes, la discorde et les conflits.
La première de ces exclusions, c’est l’exclusion économique. Une communauté qui laisse sur le bord de la route une bonne proportion de ses membres sans leur donner aucune possibilité d’amélioration de leur conditions de vie, et qui restreint la jouissance des biens de toute la nation à une poignée de privilégiés, est appelée infailliblement à être déstabilisée par cette cohorte de laissés pour compte. Vous les femmes, vous devez, par vos initiatives, votre courage, votre vigilance, vous battre pour que vous-mêmes soyez insérées dans le tissu économique, et avec vous tous ceux qui ont le potentiel de contribuer à la création de richesse dans votre pays.
La deuxième forme d’exclusion qui entraine des conflits, c’est l’exclusion sociale. Il est courant de voir, dans nos pays, que les gouvernants successifs laissent se développer une partie du pays en marginalisant, consciemment ou inconsciemment, d’autres parties. Les infrastructures sont ici abondantes, et précaires ou absentes ailleurs. Les routes, l’électricité, les entreprises, bref tout ce qui peut structurer et aménager le territoire national, est conduit de manière insouciante, et crée un déséquilibre qui écœure les laissés pour compte, dont les plus radicaux n’hésitent pas à entrer dans la violence. Ce qui est valable à l’échelle d’un pays est aussi valable à l’échelle d’une ville.
Dans les villes africaines dont l’expansion est galopante, des quartiers entiers créés de manière spontanée, ne bénéficient pas d’approvisionnement en eau, d’électricité, de la présence d’entreprises porteuses d’emploi, etc. Ces quartiers sont le réservoir de bombes à retardement qui n’attendent que la 1ère occasion pour exploser. Il est donc essentiel que vous vous battiez de toutes vos forces pour que l’Etat soit équitable et prévoyant, en mettant en place une politique rationnelle d’aménagement du territoire, qui permet de créer des chances et des opportunités similaires partout où le citoyen se trouvera.
La dernière forme d’exclusion est l’exclusion politique. Nous en sommes témoins dans la plupart de nos pays. Quand le pourvoir politique est confisqué, sans possibilité d’ouverture ou d’expression, ou même de consultation d’une frange importante de la population, cela conduit forcement à des ressentiments, qui, en fermentant, constituent la base de revendications d’abord insidieuses, puis progressivement prennent des formes de plus en plus incontrôlées, dont l’ampleur et la gravité peuvent varier selon les lieux et les époques.
Puisque c’est le pouvoir politique qui oriente toutes les autres décisions, il est important, chères sœurs, vous qui constituez plus de la moitié de la population, vous dont le courage dépasse toutes les bornes, et surtout vous dont la performance irradie tous les secteurs, il est portant, dis je, que vs ne tourniez pas le dos à la chose politique. Prenez d’assaut les partis politiques, les associations ; apportez vos voix et vos contributions, pour que les décisions stratégiques, qui façonnent et orientent la vie présente et future de votre pays, ne se passent pas sans vous ; mais surtout soyez intrépides et courageuses pour vous battre, gravir tous les échelons et hiérarchies étatiques, parlementaires et autres.
Il vous appartient de méditer l’exemple le plus récent, celui de Mme Samba Panza, maire de Bangui, élue dans la transparence Présidente intérimaire de la République Centrafricaine. C’est d’ailleurs, au niveau global, le chemin que semble emprunter le cours de l’histoire, si on s’arrête à la multiplication des cas de femmes présidant aux destinées de nations ou d’organisations internationales.
Mes chères Sœurs, sachez que plus vous serez nombreuses, plus vous serez écoutées.
Plus vous serez écoutées, plus vous serez respectées ; et plus vous serez respectées, plus vous serez des modèles de référence qui bâtiront la paix dans le conscient et le subconscient de vos enfants, de vos frères et de vos maris, bref, de toute la société. En le faisant, agissez avec abnégation, soyez allergique à l‘injustice, même si cette injustice doit favoriser votre propre enfant biologique au détriment de l’enfant d’une autre.
Retenez qu’en favorisant vos enfants au détriment de ceux des autres, vous aurez contribué à semer les germes de la haine dans le cœur de ces autres enfants qui auront été injustement privés de leurs droits. Le nombre de ces enfants frustrés grandissant, de nouveaux conflits naitront inévitablement. Surtout prônez la vérité en toute circonstance, pour que le démon de la division et de l’intolérance ne puisse pas trouver refuge dans nos familles, dans notre voisinage, ou dans notre cité toute entière. Vous pouvez et devez le faire.
Alors, chères Sœurs, sachez que vous êtes le dernier rempart de nos familles et de nos nations. Ainsi vous ne devez abdiquer en rien, car vous êtes les mieux placées le rôle de gardiennes et de garant de nos valeurs de solidarité et d’honneur. Je vous exhorte à faire confiance à vous-mêmes, vous qui êtes la moitié de l’humanité, vous à qui nous confions l’éducation de ce que nous avons de plus précieux, nos enfants. Peut-on trouver meilleur gage de confiance ?
Pour terminer, permettez-moi de vous citer ce passage de l’hymne qui était chanté, à l’époque, à l’intention de tout homme qui devait exercer une parcelle de pouvoir, dans l’un des plus prestigieux empires qui couvrait une grande partie de cet espace sahélo-saharien. Cet hymne disait entre autres : « si tu ne peux dire la vérité en tout lieu et en tout temps, si tu ne peux défendre vaillamment les valeurs de ta patrie, alors donne ton sabre de guerre aux femmes, qui t’indiqueront le chemin de l’honneur ».
Je compte sur vous pour être ces femmes d’honneur qui permettront au Mali d’aujourd’hui de se réconcilier et d’être dans tout l’espace sahélo- saharien un modèle remarquable de prêcheur de paix pour le développement.
Je vous remercie ».
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