« L’amère saveur de la liberté », voici un vers dont le sens n’échappe pas à tout bon Guinéen. Ce dernier vers du poème « Afrique, mon Afrique » de David Diop, extrait du recueil Coups de pilon, a sans doute inspiré les mots de Sékou Touré face à De Gaulle en 1958 : « nous préférons la liberté dans la pauvreté à l’opulence dans l’esclavage ». Ce fut le début de la malédiction pour notre belle Guinée. Naby-Moussa Touré, jeune témoin de l’enthousiasme et de l’espoir suscités par l’indépendance, est également le témoin et la victime de l’inévitable désillusion, puis des crimes du régime dictatorial de notre « responsable suprême de la Révolution ». Son témoignage, plus de trente ans après sa libération du camp Boiro en 1978, vient de paraître aux éditions L’Harmattan sous le titre : « Destins guinéens, Mémoires d’un rescapé du goulag de Sékou Touré ».
Certains diront, sans doute, encore un livre sur le camp Boiro, avec un ton désabusé ou critique. Pourtant voici un ouvrage bienvenu pour poursuivre la chaîne de la dénonciation et espérer réveiller les consciences afin que cette période sombre de l’histoire de la Guinée soit mieux connue pour réhabiliter la mémoire des victimes et reconstruire le pays.
Pour commencer, intéressons-nous à la couverture, au titre et au sous-titre choisis. Il est vrai qu’avec le sous-titre les dés sont jetés : l’auteur partage ses souvenirs de détenus avec le lecteur. Il a tous les droits de raconter son incarcération et les tortures subies, ne serait-ce que pour une démarche thérapeutique dont il a mesuré l’efficacité. D’ailleurs, à cette étape de la publication il a comme rajeuni, déchargé d’un fardeau au poids incommensurable. Ainsi « Destins guinéens » est avant tout celui de l’auteur : le jeune haut-cadre et père de famille assiste pieds et poings liés à la destruction de sa carrière, à l’éparpillement de ses enfants et aux pires tortures physiques et morales.
Cependant, le pluriel du titre amène à dépasser le sort – cruel – du seul auteur en nous poussant à prendre en compte d’autres victimes de Sékou Touré. Du destin d’un homme, on pense ainsi aux destins de compagnons dont Tara (c’est le surnom de l’auteur) se fait le porte-parole. Le livre peut se lire dans cette optique comme une galerie macabre de personnages martyrisés que présente Naby-Moussa pour rendre hommage aux victimes d’un régime inhumain, et respecter la promesse faite aux disparus de faire connaître l’horreur.
Finalement, l’auteur semble orienter surtout son lecteur vers la situation du pays, en prenant en compte bien entendu des destins individuels, le sien et celui de ses nombreux compagnons. C’est à ce niveau qu’apparaît avec plus d’acuité l’urgence et la nécessité du présent ouvrage.
Que nous montre et nous dit cette couverture mûrement choisie : Des fromagers (ou des baobabs) poussent à l’envers sous un ciel crépusculaire où jouent deux enfants noirs, en ombre chinoise.
Cette couverture très parlante évoque indirectement le poème « Afrique, mon Afrique » de David Diop dont on a déjà parlé. Dans ce poème connu de tous les élèves guinéens de la première République, on retient une vision idéalisée ou idyllique de l’Afrique chantée comme un continent, un tout indifférencié, dont l’histoire est rappelée aussi bien dans ses périodes glorieuses (temps mythique) que dans ses périodes tragiques (esclavage et colonisation). On se souvient que le texte annonce avant l’heure l’accession à l’indépendance avec l’image de l’arbre prédisant dans une belle prosopopée un avenir brillant.
Par conséquent, le titre de Tara, complété de cette image, renvoie ainsi à la succession des échecs qui frappent notre beau pays, la Guinée, de l’indépendance à nos jours, de la première à la troisième république, de 1958 à aujourd’hui.
C’est donc un « fils impétueux » qui témoigne pour un meilleur devenir du pays avec des réflexions de première importance dans les domaines agricole, associatif, politique et sociologique.
Par ce témoignage, le rescapé de Boiro veut briser le destin tragique dans lequel le pays est enfermé. Pour cela il dénonce le mal originel qui mine la Guinée d’une république à l’autre depuis l’indépendance. Cette lucidité et cette clairvoyance dont il fait preuve reposent sur ses sept vies d’ingénieur agricole originaire de Forécariah et incarcéré huit ans, marié avant son arrestation à une jeune italienne qui lui donna quatre enfants ; remarié après sa libération à une jeune guinéenne qui lui donna trois autres enfants. Il vit aujourd’hui en France pour des raisons de santé, avec des séjours réguliers au pays. C’est cette diversité dans son parcours qui lui a permis de connaître les mille et une victimes de Sékou Touré. Il leur rend hommage ici par la force d’une parole longtemps retenue.
Faisons pour finir un dernier clin d’œil au titre et à la couverture : comme sous l’arbre à palabres, Naby-Moussa Touré conseille dans cet ouvrage de remettre le pays à l’endroit, par la contribution de tous, pour un développement matériel et humain harmonieux. Ainsi l’arbre nourricier du progrès peut s’élever dans un ciel guinéen où les talents de chaque fils et fille est reconnu et récompensé pour le bien et le bonheur de tous.
Alimou CAMARA
Professeur de Lettres
Paris, le 05 mars 2013