Marwane Ben Yahmed s’est entretenu avec le président burkinabè déchu, Blaise Compaoré. Lequel donne, depuis son exil en Côte d’Ivoire, sa version des faits.
"Je suis conscient du fait qu’après trente ans de vie politique harassante, j’ai fatigué…" Joint par J.A. ce 31 octobre, alors qu’il vient à peine de s’installer dans la villa des hôtes de Yamoussoukro avec son épouse Chantal, Blaise Compaoré, 63 ans, n’a, étonnamment, l’air ni abattu ni en colère. Pas le genre de cet animal politique à sang froid, qui avoue cependant "avoir besoin, avant tout, de se reposer".
Comment ce fin stratège qui a passé près de la moitié de sa vie au pouvoir, toujours très informé de ce qui se trame aux quatre coins du continent, a-t-il pu ainsi tomber en quelques heures ? Comment cet as du mimétisme, que l’on surnommait "le caméléon" en raison de ses multiples mues durant sa carrière et qui savait mieux que personne s’adapter à son environnement, n’a-t-il pas vu venir cette extraordinaire mobilisation populaire et sa chute ? L’usure et l’illusion du pouvoir, sans doute, qui brouillent le jugement et finissent quasi inexorablement par vous persuader que vous êtes indispensable et invincible. Malgré les alertes de 2008 (émeutes de la faim) et, surtout, de 2011 (mutineries et manifestations).
Mais aussi, nous a-t-il précisé quelques jours plus tard, le 5 novembre, à cause d’un scénario guère évoqué jusqu’ici, dans les coulisses de la révolution burkinabè. "Nous savions depuis longtemps qu’une partie de l’opposition était en relation avec l’armée. L’objectif : préparer un coup d’État", assure-t-il. En misant notamment, selon lui, sur le chef d’état-major des armées, Honoré Nabéré Traoré, réputé proche du président.
Qui sont ces opposants ? Inutile d’aller chercher bien loin. D’après lui, ce sont ses anciens lieutenants passés dans le camp d’en face, Roch Marc Christian Kaboré et, surtout, son ancien numéro deux, véritable machiavel du Pays des hommes intègres et roi des coups tordus, Salif Diallo. À l’en croire, Compaoré n’avait guère de choix : annoncer de manière prématurée qu’il s’arrêterait fin 2015 comme la Constitution le prévoyait aurait fait de lui "un ATT [Amadou Toumani Touré] bis".
Personne ne l’aurait plus suivi et le risque d’un coup des militaires, qui se seraient peut-être sentis privés de sa protection après son départ, aurait été permanent. Le passage du projet de révision constitutionnelle devant le Parlement plutôt que par référendum n’a-t-il pas été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase de la contestation populaire ? "Parlement ou référendum, cela n’aurait rien changé, car ils n’auraient guère dévié de leur plan initial, la prise du pouvoir par la force", estime-t-il.
L’extraordinaire mobilisation de la rue contre lui, notamment à Ouaga, n’est pas non plus la seule incarnation idyllique d’un peuple courageux qui prend son destin en main, à ses yeux. S’il ne nie pas la sincérité d’une jeunesse qui aspirait, par principe, au changement et rêvait d’un autre avenir, sans lui, il affirme qu’une partie non négligeable des manifestants, notamment les plus désoeuvrés, les plus radicaux ou les plus violents, ont été jetés dans la rue pour provoquer le chaos, contre quelques milliers de francs CFA. Là encore, l’ombre de Salif Diallo plane…
Les manifestants exigent sa démission immédiate
L’ex-chef de l’État a compris que la partie était finie le jeudi 30 octobre, vers 13 heures. Le soir même, son Premier ministre, Luc Adolphe Tiao, ne voyait d’autre solution que d’abandonner les rênes du pouvoir compte tenu de la gravité de la situation depuis la mise à sac et l’incendie de l’Assemblée nationale. "Nous étions réunis autour de lui, témoigne-t-il. C’était clair et unanime, il devait partir malgré tout : la légalité de son projet, le fait qu’il était un président élu, le respect de la Constitution… Nous n’étions plus, loin de là, dans un scénario normal, au cours duquel il aurait suffi qu’il fasse machine arrière et finisse tranquillement son mandat avant de passer la main. C’était tout ou rien. Il l’a accepté, même si cela lui a certainement beaucoup coûté. Parce qu’il ne voulait pas de bain de sang."
Ce 30 octobre, les manifestants hurlent leur colère devant les grilles du palais de Kosyam. "Blaise" reçoit d’ailleurs une délégation de trois d’entre eux. Leur message est clair, ils exigent sa démission immédiate. Réponse : pas dans ces conditions. Il a des responsabilités, il est le président élu et doit organiser la suite des événements pour éviter le chaos. Les trois représentants se retirent, mécontents, mais reviennent le lendemain matin. La foule est toujours plus menaçante, et le Régiment de la sécurité présidentielle (RSP), sur les dents, a le doigt sur la gâchette de ses fusils d’assaut.
Nouveaux débats, nouvelle impasse. La tension monte encore d’un cran, si c’était possible. "J’ai senti que le régiment allait tirer, on était à deux doigts de la catastrophe. Je me suis dit "OK, stop"…", raconte le président déchu. Il sait que la France est prête à mettre en place un dispositif logistique pour l’exfiltrer. Rendez-vous est donné sur la route de Pô, pour rejoindre ensuite Yamoussoukro. Un convoi d’une trentaine de véhicules encadrés par des pick-up lourdement armés du RSP quitte le Palais, abandonnant à son sort le directeur de la communication, Ibrahiman Sakandé, l’un des seuls membres du personnel civil de la présidence à ne pas s’être volatilisé… Blaise y a pris place en compagnie de son épouse Chantal – qui, contrairement à ce qui s’est dit et a été publié, est restée à ses côtés jusqu’au bout – et de son frère François, que d’aucuns ont cru voir au Bénin.
La suite des événements corrobore en partie la version de Compaoré. Le chef d’état-major des armées, Honoré Nabéré Traoré, réunit les officiers supérieurs : l’armée doit prendre le pouvoir, et c’est lui qui dirigera le pays. L’inusable et très discret général Gilbert Diendéré, compagnon de la première heure des Sankara, Compaoré, Lingani et Zongo lors de la révolution de 1983 et patron depuis trente ans du RSP, pense que si Traoré parvient à ses fins, son unité d’élite, jalousée par le reste de la troupe, risque de payer les pots cassés. Le lieutenant-colonel Isaac Zida, son numéro deux, est donc dépêché à la réunion des officiers.
Les gendarmes et les militaires du camp Guillaume-Ouédraogo (à Ouaga, il existe un second camp où sont basées les troupes de l’armée de terre, le camp Sangoulé-Lamizana) s’alignent sur le RSP. Le rapport des forces s’inverse, exit Traoré. La suite, tout le monde la connaît : Zida prend le contrôle des opérations. Commentaire de Blaise sur la position de ce dernier – sous la pression permanente de tous les protagonistes, intérieurs comme extérieurs, de la crise – : "Je ne la souhaiterais même pas à mon pire ennemi…"
"Je ne suis ni un ange ni un démon"
Quelles qu’en soient les raisons profondes ou plus concrètes, et toutes les révolutions sont un savant mélange des deux, Blaise l’insubmersible, qui tenait l’armée, le principal (et de loin) parti du pays, les chefferies traditionnelles, l’administration, est donc tombé. Ce qui devrait d’ailleurs inciter un certain nombre de ses homologues à réfléchir. Non pas que l’on puisse dupliquer naïvement le scénario burkinabè partout ailleurs, de Cotonou à Kinshasa, en passant par Brazzaville ou Kigali. Évidemment, les ingrédients diffèrent, les réalités politiques aussi.
Mais tout de même, comment ne pas s’interroger, non pas sur la réaction potentielle d’une population qui ne cesse de démontrer, depuis le Printemps arabe, parti en 2011 de Tunisie, qu’elle n’est plus si soumise et qu’elle est même capable de risquer sa vie pour obtenir ce qu’elle souhaite, mais sur ces fameux piliers de régimes supposés indéboulonnables.
La crise burkinabè met à nu leurs failles. Elles sont finalement simples, tellement humaines. Tant que vous êtes le chef, le maître du destin des uns et des autres, on vous obéit au doigt et à l’oeil et on se plie à toutes vos demandes, quelles qu’elles soient. Pendant cinq, dix ou trente ans, flagornerie à tous les étages. Mais dès lors qu’une brèche apparaît, et au fur et à mesure qu’elle s’élargit, tout peut s’effondrer en un tournemain. C’est, toutes proportions gardées, ce qui est arrivé à Tunis, au Caire puis à Tripoli.
Blaise a été lâché, en quelques minutes, par tous ceux qui, hier, l’enjoignaient de rester et le persuadaient que jouer les prolongations – au sommet, pour lui, et dans de lucratives coulisses, pour eux – était chose aisée, surtout pour quelqu’un qui l’a emporté contre, excusez du peu, Thomas Sankara, Samuel Doe, Maaouiya Ould Taya ou Laurent Gbagbo…
Le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP) et ses 70 députés ? Aux abonnés absents dès les premières heures de l’insurrection. L’armée ? Elle protège toujours ses intérêts. Les hommes d’affaires ? Leur seul souci est de continuer à en faire. Zélateurs et griots attitrés, quant à eux, retourneront leurs boubous et chanteront les louanges du successeur aussi facilement qu’un lion brise la nuque d’un impala…
Compaoré le soldat, le révolutionnaire, le "rectificateur", le président qui rétablit le multipartisme et les libertés individuelles, puis celui qui fut accusé de soutenir l’Angolais Jonas Savimbi ou le Libérien Charles Taylor, de déstabiliser le Togo d’Eyadéma, la Mauritanie d’Ould Taya ou la Côte d’Ivoire de Gbagbo, avant de se muer en pacificateur, au chevet de la Guinée, du Togo, de la Côte d’Ivoire ou du Mali, a traversé les époques et les styles, vécu de multiples vies et revêtu de très nombreux costumes.
Sans doute réfléchit-il en ce moment même, lors des trois heures de marche quotidiennes auxquelles il s’adonne au cours de son exil de Yamoussoukro, à ce parcours hors du commun, depuis Ziniaré, où il naquit en février 1951, à la capitale ivoirienne, en passant par le Centre national d’entraînement commando de Pô, où il devint le second de l’icône africaine qu’était Sankara. Dans le tourbillon de cette seconde révolution, il n’ignore pas qu’à l’heure des comptes on égrènera avant tout les éléments de son passif.
Qu’il soit parti sans s’accrocher coûte que coûte à son fauteuil et sans faire parler les armes de sa garde prétorienne, contrairement à Ben Ali, à Moubarak ou à Kadhafi, n’y changera rien. Quant à l’actif, réel, bien peu se dévoueront pour défendre son bilan. Ainsi va la révolution. "Je ne suis ni un ange ni un démon", a-t-il conclu lors de notre entretien téléphonique. Avant d’ajouter : "Ils voulaient que je parte, je suis parti. Si le pays va mieux, et c’est tout ce qui m’importe, ils auront eu raison. L’Histoire nous le dira." Cette histoire, son histoire, jalonnée de putschs, de zones d’ombre et de questions sans réponses, reste en tout cas à écrire…
JA